Peut-on être franc-maçon et chrétien, juif ou musulman ?

Avant de commencer la lecture de cette planche (causerie maçonnique), je me dois de reconnaître que nul ne peut être foncièrement impartial en matière de dogme et de religion. Je suis moi-même inévitablement subjectif, parce que né en Occident, au sein d’une Société et d’une Civilisation d’essence chrétienne.

Si je me présente aujourd’hui en Agnostique convaincu, ouvert à toutes les cultures, je n’en préfère pas moins, je l’avoue, entendre le son des cloches de Saint-Sauveur, qui m’éveillent chaque matin à 8 heures 05, à la voix d’un muezzin qui pourrait en d’autres lieux m’empêcher de dormir… À vous de m’apporter tout à l’heure la contradiction et d’essayer, si vous le souhaitez, de modifier mes convictions.

En principe, comme en théorie, rien ne semble devoir s’opposer à ce qu’un franc-maçon soit de religion chrétienne, juive ou musulmane, puisque sa qualité première est d’être libre ; de corps comme d’esprit.

Mais il en va tout différemment si l’on approche le « croyant », voire le « pratiquant », avant que de rencontrer en l’homme le franc-maçon qu’il pourrait être ou devenir.

Peut-on être franc-maçon et chrétien ?

Rien ne peut empêcher le franc-maçon d’être chrétien et de pratiquer sa foi au sein de l’église de son choix… Faux ! Catégoriquement : faux !

S’il est vrai que la Bible ne présente pas le moindre interdit – ce qui peut sembler normal compte tenu de son ancienneté –, les églises chrétiennes, de constitution plus récente, ont parfois adopté des mesures limitant la liberté de pensée et de conscience de leurs adeptes.

Parmi les fondateurs de la Franc-Maçonnerie moderne, au début du XVIIIe siècle, ont figuré, en Angleterre des anglicans, des presbytériens, des catholiques même, qui ont pu, il est vrai, s’adonner librement à la pratique de l’Art Royal.

Mais en 1738 d’abord, en 1756 ensuite, Clément XII et Benoît XIV ont promul- gué des bulles contraires – pour des raisons plus politiques que spirituelles – aux francs-maçons. Il était alors reproché aux Liberi Muratori de prêter serment et de se réunir à couvert. Exercée librement en Grande Bretagne et dans les pays à vocation protestante, la Franc-Maçonnerie s’en est trouvée critiquée, vilipendée, voire inter- dite sous peine d’excommunication.

De 1738 à 1884, soit de Clément XII à Léon XIII, ce sont neuf papes qui se sont dressés par des bulles ou encycliques contre les francs-maçons et les sectes. Et comme tout un chacun sait, selon l’adage : calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose.

Si l’on peut librement de nos jours afficher sa foi de protestant –autant luthérien que calviniste –, de méthodiste, de baptiste, d’anglican, voire d’évangéliste et pré- senter une demande d’admission en loge, le catholique pratiquant devra, lui, s’abstenir, car si l’Église romaine manifeste des positions plus mesurées que par le passé, sa Congrégation pour la Doctrine de la Foi – héritière de l’ancienne Sacrée Congrégation de l’Inquisition – continue à réprouver la Franc-Maçonnerie et ses francs- maçons.

Si le franc-maçon catholique n’est plus excommunié (1), il n’en demeure pas moins que – je cite : « Le jugement négatif de l’Église sur les associations maçonniques demeure inchangé, parce que leurs principes ont toujours été considérés comme in- conciliables avec la doctrine de l’Église, et l’inscription à ces associations reste interdite ».

Faute de quoi les fidèles « sont en état de péché grave et ne peuvent accéder à la sainte communion ».

Peut-on être franc-maçon et juif ?

On pourrait penser que l’ésotérisme maçonnique émanant pour une grande part de l’histoire biblique, les adeptes de la religion hébraïque aient toujours été accueillis sans problème dans les loges. Pourtant, dans les premiers temps de la Franc-Maçonnerie moderne, l’accès des temples maçonniques leur a souvent été interdit. La raison de cet ostracisme ne fut pas maçonnique, mais profane : souvenons-nous, en particulier des quartiers juifs de l’époque médiévale ou de l’expulsion massive en son temps, des juifs d’Espagne.

Souvenons-nous encore, plus précisément à Figeac, de l’existence d’une rue ou d’un quartier des Capots, où habitaient jadis les lâdres et les hérétiques, dont les grilles étaient cadenassées chaque soir…

Qu’était-il reproché au peuple juif, éparpillé depuis de nombreux siècles à travers toute l’Europe ? Tout bonnement d’avoir tué le Christo; et, accessoirement, de s’adonner au commerce de l’argent – alors même qu’on lui interdisait de pratiquer les métiers artisanaux ou administratifs.

En mai 1764, la loge toulousaine La Parfaite Amitié décida ainsi de «one pas recevoir les juifs dans la Loge ». En 1767, La Parfaite Sincérité de Marseille proclama, de son côté, que « tous les profanes qui auraient le malheur d’être juifs, nègres ou mahométans ne devaient point être proposés ».

Plus tôt, soit en 1747, un important négociant hollandais, mais de religion hébraïque, portant le nom de Cappadoce, avait vainement tenté d’être admis aux tra- vaux de La Parfaite Amitié de Bordeaux – celle-ci affirmant encore, en 1810, qu’il n’y avait que les chrétiens qui pouvaient être initiés aux mystères maçonniques. Comme put l’affirmer en 1784 la loge La Concorde de Dijon : « Le vrai chrétien, voilà le vrai Maçon. »

Si rien dans la Bible ni dans les us et coutumes hébraïques n’interdisait au juif d’être franc-maçon tout, dans un monde d’essence chrétienne, l’empêchait d’être initié maçon. Sauf que l’interdiction fut surtout appliquée dans les pays de vocation catholique : on apprend ainsi par la Maryland Gazette d’Indianapolis qu’une assemblée de francs-maçons libres et acceptés s’est tenue à Londres en 1733, « avec la participation de plusieurs frères de qualité aussi bien juifs que chrétiens ».

En 1801, lorsque fut créé à Charleston le 33e degré, quatre des onze fondateurs du premier Suprême Conseil écossais étaient israélites… En France, cependant, ainsi qu’il est possible de le constater à la lecture de registres de loges postérieurs, le sentiment anti-judaïque s’est réduit alors que se développait au sein de la société l’aspiration démocratique et républicaine.

On peut à ce propos citer le nom de cet éminent franc-maçon d’origine et de confession juives que fut Adolphe Crémieux (1796-1880), avocat, député, sénateur, ministre (en 1848 et en 1870) et, de surcroît Grand Commandeur du Suprême Conseil de France de 1869 à sa mort.

De nos jours, la question de savoir si un juif peut-être franc-maçon ne se pose plus. Hormis les juifs de la stricte observance, appelés Haredim, portant chapeau, habit noir et barbe fournie, tous les adeptes du judaïsme peuvent être admis dans le temple maçonnique de… Salomon.

Peut-on être franc-maçon et musulman ?

Avant de répondre à la question, souvenons-nous que le Coran, livre sacré de l’Islam, régit à la fois la vie religieuse et la vie profane du croyant. Or il y est écrit :

Sourate 5. – Ô croyants, ne formez point de liaisons avec les juifs et les chré­tiens. Laissez-les s’unir ensemble. Celui qui les prendra pour amis deviendra semblable à eux, et Dieu n’est point le guide des pervers.


Sourate 47. – Dieu anéantira les œuvres des infidèles qui écartent leurs semblables du chemin du salut. • Si vous rencontrez les infidèles, combattez-les jusqu’à ce que vous en ayez fait un grand carnage ; chargez de chaînes les captifs.


Sourate 48. – Le tout-puissant a envoyé le prophète pour prêcher la vraie foi et pour l’établir sur la ruine des autres religions. Son témoignage te suffit. • Mahomet est l’envoyé de Dieu. Ses disciples seront terribles contre les infidèles.

Si l’on prend en considération, à la lettre, ce qui a été écrit, or le Coran est immuable – dicté par Dieu au prophète, pour tous les hommes et tous les temps à venir, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel –, la réponse à ma question première est : un « Non », catégorique et définitif.

Le croyant ne saurait en aucune façon se mêler aux infidèles qui, juifs, chrétiens ou incroyants, pullulent dans les loges maçonniques. Entre le musulman et le franc-maçon il y a le Coran, mais encore l’histoire coloniale et, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, la fondation d’Israël.

Nous ne sommes plus sur le terrain de la religion mais de la politique. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter à cette « Fatwa » émise en juillet 1978 par une Assemblée dite de Jurisprudence réunie à la Mecque(2). 

Il a été reconnu que la Franc-Maçonnerie « est une organisation secrète qui tantôt se cache et tantôt se dévoile, […] qui sert de paravent pour tromper les ignorants ». Elle a des objectifs politiques, et « elle est impliquée de façon visible ou invisible dans la plupart des bouleversements politiques ou les coups d’état militaires ». Cette organisation, qui est « contrôlée par les juifs », est de contrer toutes les religions et de « détruire l’Islam dans l’esprit des musulmans ».

L’Assemblée de jurisprudence a donc déterminé que « la Franc-Maçonnerie fait partie des organisations les plus dangereuses et les plus destructrices pour l’Islam et les musulmans. Celui qui adhère à cette organisation tout en con­naissant sa réalité et ses objectifs, est [donc] considéré comme mécréant, et non pas comme musulman ».

La position islamique à l’encontre de la Franc-Maçonnerie a-t-elle évolué depuis 1978 ? Il est difficile de le penser lorsque l’on sait que les francs-maçons ne sont pas les bienvenus dans toute la péninsule arabique, et qu’ils ne sont que tolérés en Turquie, en Iran et au Maghreb. Bref, pour faire usage d’une paraphrase, il paraît être difficile d’être musulman et franc-maçon pour des raisons religieuses ; et d’être franc-maçon et musulman pour des rai­sons qui ne sont que politiques…

Parvenu au terme de notre réflexion, je me dois d’admettre qu’il se rencontre parfois des musulmans en loge. Ce sont souvent des croyants non pratiquants, ou des « soufis » – ces sages ou spiritualistes de l’Islam. Il existe même un Grand Orient Arabe Œcuménique qui se veut un pont maçonnique de fraternité et de conciliation entre l’Orient et l’Occident(3).

On admettra donc que chez les musulmans, comme chez les juifs et les chrétiens, est franc-maçon celui qui se reconnaît comme tel en faisant de la religion une affaire personnelle entre lui et son Dieu ; est franc-maçon celui qui est reconnu comme tel par ses frères.

Le texte qui précède a été présenté en Loge d’Occitanie.

NOTES – (1) – En Droit canon, la position actuelle de l’Église a été définie en 1983 par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi dans un texte promulgué par son préfet, le cardinal Joseph Ratzinger – futur pape Benoît XVI. • (2) – Définition du mot Fatwa trouvée sur Internet : avis juridique donné par un spécialiste, un juge ou une assemblée de croyants, sur un point particulier de droit coranique. Contrairement à ce qu’on en dit, il ne s’agit pas obligatoirement d’une condamnation. • (3) – Pour en savoir plus, consulter sur Internet le site du Vatican, Wikipedia ainsi que les sites antimaçonniques, chrétiens, juifs ou musul­mans ; avec pour mots clés : franc-maçon, chrétien, juif, musulman. Lire encore Désamorcer l’Islam radical (Dounia Bouzar, Éditions de l’Atelier, 2014) ainsi que Les pays d’Islam et la Franc-Maçonnerie (Hervé Hasquin, Éditions Académie Poche, 2013).