LE MOT

J’avais trouvé un mot

Il est des poèmes qu’on n’oublie pas, comme celui-ci qu’il nous est agréable de rapporter. Son auteur serait, selon toute vraisemblance Jacques Prévert (1900-1977), auteur bien connu des « Feuilles mortes » et de quelques autres compositions plus morales.

Pour faire ce poème
J’avais trouvé un mot
Et je l’avais écrit
Sur un bout de papier
Avec un porte-plume
Trempé dans l’encrier
L’encrier de cristal
Acheté avant guerre
Aux Galeries Barbès
Qui est là sur la table
À côté de la lampe
Et de mon téléphone.


C’était un mot superbe
Un mot de général

Un grand mot, un mot clé
Dans le genre Sésame
Fiatlux ou Caramba.
Il commençait par M
Et finissait par E
Et entre ces deux lettres
Il y en avait d’autres
Je ne sais plus combien
Mais pas beaucoup, je crois
Qu’il y en avait trois

Ce qui ne faisait pas
Plus de cinq au total.


C’était ma chère muse
Qui me l’avait soufflé
Muse, ma belle muse
Redis-le moi ce mot
Pour qu’il me porte chance
Avant que je commence.
Mais la muse étourdie
L’a oublié aussi.
J’en ai cherché un autre
Au fond de ma cervelle
Et je n’ai rien trouvé
J’ai pris le grand Larousse
Et j’ai noté les mots
Qui commençaient par M
Et finissaient par E.


Il y en avait beaucoup
Des grands et des petits
Des raides et des mous
Des chouettes et des rupins
Des pas jolis jolis
Et des sans intérêt
Des que je connaissais
Et des qu’étaient nouveaux
Il y en avait mélasse
Mélécasse et mélisse
Mabrocite et molasse
Maquerelle morue
Maîtresse maigre et moche
Membre mélancolique
Mollusque majordome
Moule métallurgique
Marquise micrognathe
Macédoine morave
Maire mélanosperme
Manucure moisie
Ministre machabée
Manumilitarie
Moustache molybdène
Malacoptérygienne
Madame et marguerite
Merle marsupiflore
Sans oublier migraine.


Je me suis arrêté
De peur de l’attraper
Je n’avais toujours pas
Trouvé le mot. Dommage
Car ce mot résumait
Une philosophie
Il disait clairement
Tout ce qu’il voulait dire
Mais ce qu’il voulait dire
Je ne m’en souviens plus.
C’est formidable quand même
Comme dit le poète
Un seul mot qui vous manque
Et tout est dépeuplé.


Pourtant pourtant voyons
Je l’ai ce mot je l’ai
Sur le bout de la langue
Il n’est pas compliqué
M… m… m… m… m… m…
Et puis merde après tout.